IV
Prêtant l’oreille au moindre bruit, le jeune Indien finit par s’assurer que les occupants de la chambre, au-dessus de lui, étaient bien endormis. Il se hissa alors sur la rampe du balcon et, avec la souplesse d’un chat, grimpa jusqu’à celui de l’étage supérieur. La lourde et moite chaleur oppressant la ville ne cessait pas avec la nuit. Aussi, pour ne pas étouffer sous leur moustiquaire, Bob Morane et Bill Ballantine avaient-ils laissé la fenêtre large ouverte, ce qui permit au jeune garçon de se glisser dans la chambre pour entreprendre de la fouiller méthodiquement. Ses recherches ne devaient pas tarder à être couronnées de succès, car il découvrit le collier de Çiva là où Morane l’avait placé, dans le tiroir de la commode. Rapidement, le garçonnet s’en empara, le fourra sous sa veste et se retira aussi silencieusement qu’il était entré.
Le voleur nocturne avait disparu depuis un quart d’heure à peine, quand une nouvelle ombre, traversant le couloir de l’étage, s’arrêta devant la porte de la chambre où Morane et Bill continuaient à dormir sans se douter de quoi que ce fût. À la lueur de la veilleuse, l’homme repéra le numéro, puis, certain de ne pas se tromper, il sortit de sa poche un instrument métallique qu’il introduisit avec précaution dans la serrure. Après quelques essais infructueux, il parvint à repousser la clef qui tomba sur le plancher avec un petit bruit mat.
Retenant son souffle, l’homme, l’oreille collée à la porte, guetta si son geste n’avait pas donné l’alerte aux deux dormeurs. Mais le tapis avait amorti le bruit de la chute, le rendant imperceptible à l’ouïe la plus exercée.
Rassuré, l’inconnu prit alors un passe-partout et la porte s’ouvrit sans difficulté. Tout comme le petit Indien une heure auparavant, il se mit à fouiller méthodiquement la chambre. Il devait cependant être moins heureux que son prédécesseur, car il heurta dans le noir une petite lampe de chevet qui se brisa en mille morceaux.
— Que se passe-t-il ? demanda Bob en se jetant à bas de son lit.
— Je n’en sais rien, commandant, fit Bill, réveillé lui aussi, et qui essayait de se dépêtrer de sa moustiquaire.
Bob, qui était déjà debout, tourna le commutateur de la lampe de chevet. Une lumière crue envahit la pièce. L’intrus était un Indien de haute taille, au visage mangé par une barbe et une moustache très noires, et il regardait les deux amis avec des yeux haineux. Se voyant découvert, il prit le parti de fuir et se rua vers la porte.
— Une minute, l’ami ! cria Bob en s’élançant pour lui couper la retraite. C’est très impoli de quitter ainsi les gens sans même leur dire adieu.
L’Indien avait posé les doigts sur la poignée de la porte. Il hésita une fraction de seconde puis, plongeant la main dans la poche de sa veste, il en tira un poignard qu’il lança en direction de Bob.
Mû par un réflexe d’une promptitude extraordinaire, le Français eut juste le temps de faire un bond de côté. Le couteau passa en sifflant à deux doigts de son oreille et alla se planter dans la boiserie d’un des lits.
Déséquilibré, Bob avait buté contre un fauteuil et s’était étalé de tout son long. Pendant qu’il se relevait en souplesse, Bill, enfin débarrassé de sa moustiquaire, accourut à la rescousse. Mais le visiteur ne se souciait pas d’affronter deux adversaires, qu’il devinait sans doute redoutables. Il profita de la surprise provoquée par son agression pour s’esquiver dans le couloir.
— Vite, Bill ! cria Bob. Poursuivons-le avant qu’il s’échappe…
Sur les traces du fugitif, les deux amis traversèrent le couloir au pas de course et virent l’Indien prendre la direction de l’étage supérieur.
— Nous le tenons, affirma Bill. Nous gardons la seule issue possible. Il sera fait comme un rat quand il arrivera au dernier étage.
— Ce n’est pas sûr, estima Bob. Il va peut-être tenter de s’échapper par les toits.
Toujours talonné par les deux hommes, le fuyard enfila un autre couloir et, sans hésiter, escalada quatre à quatre les marches de l’escalier menant au faîte de l’immeuble. Arrivé là, il s’arrêta pour reprendre haleine, et une expression de bête traquée se peignit sur ses traits quand il constata que ses poursuivants avaient déjà atteint le pied de l’escalier, sur lequel ils s’engageaient.
L’Indien jeta autour de lui un regard de bête traquée. Il poussa un cri de triomphe en apercevant sur le palier un énorme chariot à roulettes rempli de linge, qui attendait les bons soins du dobbi. Avec une force décuplée par la peur, il s’arc-bouta contre le lourd chariot et parvint à l’amener jusqu’au haut des marches. D’une violente poussée, il le fit dégringoler en hurlant d’une voix sarcastique :
— Voici un petit cadeau que vous pourrez vous partager, chiens d’étrangers…
Rebondissant de marche en marche, l’énorme chariot dégringolait de plus en plus vite, et aucune force humaine n’aurait pu le stopper dans sa course folle. Se rendant compte qu’il n’aurait plus le temps de regagner le palier inférieur pour se mettre à l’abri, Bob s’aplatit contre la rampe en criant à Bill :
— Gare-toi !…
Bill obéit et, collé à la muraille, vit passer devant lui le pesant chariot qui, avec un bruit de tonnerre, alla s’écraser contre le mur, une dizaine de marches plus bas.
— Nous l’avons échappé belle, constata Bob. J’ai craint un instant que ce chariot ne nous heurte au passage.
— Aucun danger, assura flegmatiquement l’Écossais. En pareil cas, je suis capable de me faire aussi mince qu’une aile de papillon.
Penché sur la cage d’escalier, l’Indien avait poussé une exclamation de rage en constatant l’échec de sa tentative. Cependant, ce bref répit lui avait permis de récupérer. Un escalier menant aux combles s’ouvrait devant lui. Avec une ardeur nouvelle, il grimpa et gagna les greniers.
Craignant une nouvelle traîtrise, les deux amis étaient demeurés un moment dans l’expectative. Le bruit précipité des pas du fuyard les rassura et Bob lança d’un ton décidé :
— Continuons à le poursuivre, Bill. Si nous attendons encore, il prendra une trop grande avance…
Les deux amis gravirent à leur tour l’escalier et se retrouvèrent dans une étroite pièce carrée.
— La salle des poulies d’ascenseur ! dit Bob quand ses yeux se furent habitués à l’obscurité. Notre homme n’est tout de même pas redescendu le long des câbles !…
— Il a dû fuir par-là, fit Bill Ballantine en désignant une lourde porte de bois.
— Il y a toutes les chances, en effet, admit Bob. C’est la seule issue…
Il fit tourner la poignée, mais la porte refusa obstinément de s’ouvrir.
— Elle est bloquée de l’extérieur, constata Morane avec une grimace de désappointement. Notre homme a eu le temps de la caler…
— Pas d’importance, commandant, intervint Bill. Laissez-moi faire.
Le géant prit son élan et se rua sur la porte, qu’il ébranla d’un puissant coup d’épaule.
— Elle a craqué, fit Bob. Encore un bon coup et ça y est.
Malgré sa force herculéenne, Bill dut s’y prendre à plusieurs reprises avant de faire voler les planches en éclats. Comme Bob l’avait supposé, un gros madrier, appuyé contre le battant, bloquait celui-ci.
Les deux amis franchirent la porte fracassée et prirent pied sur l’immense terrasse formant le toit de l’hôtel. Elle était déserte.
— Ah çà ! s’étonna Bill, où donc a bien pu passer notre gaillard ?
— Je l’aperçois là-bas ! cria Bob. Il y a une passerelle entre cet immeuble et l’immeuble voisin et il essaye d’atteindre ce dernier.
Bob et Bill se mirent à courir vers l’Indien, dont la silhouette éclairée par la lune se découpait nettement sur le ciel. Il avançait avec précaution sur l’étroite passerelle au-dessous de laquelle béait un vide vertigineux. Les deux amis allaient s’y risquer à leur tour quand plusieurs détonations claquèrent et des balles se mirent à bourdonner autour d’eux comme des guêpes rageuses.
*
En entendant le sifflement caractéristique des projectiles, les deux amis avaient stoppé net leur progression et s’étaient jetés à plat ventre.
— Les complices de notre visiteur ne lésinent pas sur le choix des moyens pour couvrir sa retraite, murmura Morane. Cette fuite me paraît supérieurement organisée… Qu’en penses-tu, Bill ?
— La même chose que vous, commandant, répondit Bill. Nous n’avons pas affaire à de vulgaires voleurs, mais à une bande disposant de ressources considérables. Ils poursuivent un objectif bien précis et ne reculent pas devant le crime pour parvenir à leurs fins.
Les ennemis continuaient à tirailler, mais ils jetaient leur poudre aux moineaux, car Bob et Bill, bien à l’abri derrière le rebord de la terrasse, n’avaient rien à redouter des balles. Le Français avança de quelques mètres en rampant et risqua un regard. Les coups de feu se faisaient plus espacés et l’Indien, qui avait terminé sa périlleuse traversée, se trouvait hors de portée.
— Restez à couvert, commandant, conseilla Bill, qui était venu rejoindre son ami. Nous avons déjà failli être écrasés comme des cloportes. Inutile de risquer maintenant de recevoir une balle dans le crâne.
— C’est improbable, assura Bob : ils tirent au petit bonheur…
— J’espère quand même, dit Bill inquiet, qu’ils ne vont pas continuer ce feu d’artifice toute la nuit. J’ai envie de retrouver mon lit, moi…
À ce moment, la fusillade cessa et le fuyard, se retournant vers les deux amis, arrondit les deux mains en porte-voix devant la bouche, pour crier d’un ton de défi :
— Cette fois encore, la chance a été de votre côté, maudits étrangers. Cela ne durera pas toujours. Nous nous reverrons plus tôt que vous ne le pensez. Et, ce jour-là, je ne repartirai pas sans le collier de Çiva, foi de Zaroud !
Cette déclaration fut ponctuée de quelques coups de feu et le dénommé Zaroud disparut, englouti par l’obscurité.
— Que faisons-nous, commandant ? questionna calmement Bill Ballantine. On les pourchasse ?
— Rien à faire, mon vieux, répondit Bob en haussant les épaules. Ils sont armés et nous ne le sommes pas. En outre, ils ont une trop grande avance… Reprenons le chemin de notre chambre et allons y finir la nuit.
La pétarade n’était pas passée inaperçue, non plus d’ailleurs que la galopade dans les couloirs. Tout l’hôtel était en effervescence. Le directeur, habillé à la hâte, était occupé à calmer un groupe de touristes. En apercevant les deux amis en pyjama et pieds nus, il eut un sursaut puis, son impassibilité orientale ayant repris le dessus, il s’inclina devant eux et s’enquit de la cause de tout ce remue-ménage.
— Un voleur s’est introduit dans notre chambre, expliqua brièvement Bob. Nous l’avons surpris et poursuivi, mais il a réussi à s’échapper par les toits.
— Faut-il appeler la police ? demanda le directeur.
— C’est bien inutile, assura Bob. Ce bandit n’a pas eu le loisir de nous voler quoi que ce soit et il est loin à présent. Aussi bien, nous ne possédons aucun indice qui permettrait de le retrouver.
L’incident étant clos, les deux amis regagnèrent leur chambre et se mirent à discuter de la tournure imprévue prise par les événements.
— Vous avez vu ce Zaroud de plus près que moi, dit Bill Ballantine. Ne pensez-vous pas qu’il s’agisse du frère jumeau du faux chauffeur de taxi de tantôt ?
— C’était bien lui, acquiesça Bob. Et nous n’avons aucune raison de mettre sa parole en doute quand il nous affirme vouloir à toute force s’emparer du collier de Çiva.
— Ce collier doit avoir une valeur qui nous échappe, reprit Bill. Je suppose, commandant, que vous ne voyez plus d’objection à ce qu’il soit enfermé dans un coffre blindé ?
— Tu as raison, admit Bob. Il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne disparaisse. Je vais le porter tout de suite à la réception de l’hôtel.
Bob se dirigea vers la commode, ouvrit le tiroir et ne put réprimer un cri de stupéfaction en ne trouvant plus le collier.
— C’est plus fort que tout, déclara Bill Ballantine, ahuri. Ce Zaroud nous a pourtant bien affirmé n’avoir pas réussi à s’emparer du collier. Je l’entends encore nous crier : « Ce jour-là, je ne repartirai pas sans le collier de Çiva ! » Est-ce qu’il se serait joué de nous, commandant, pour que nous abandonnions la poursuite ?
Les sourcils froncés, Bob réfléchissait.
— Je ne crois pas, murmura-t-il. Il lui suffisait de faire basculer la passerelle pour nous couper de tout contact avec lui. Et il ne l’a pas fait, ce qui nous prouve qu’il n’avait pas besoin de bluffer. D’ailleurs, comment aurions-nous pu l’atteindre, alors qu’il était entouré de complices armés de revolvers ?
— Alors, conclut Bill, cette disparition tient de la magie. Je ne trouve, pour ma part, aucune explication raisonnable.
— Il y a toujours une explication, repartit Bob. Puisque le collier a disparu et que ce Zaroud n’a pu l’emporter, il faut bien que quelqu’un d’autre soit parvenu à le subtiliser avant lui, à notre nez et à notre barbe…
— Dans ce cas, objecta Bill, pourquoi Zaroud aurait-il tenté ce cambriolage inutile ?
— Pourquoi ? répéta lentement Bob. Parce que selon toute vraisemblance, le premier arrivé est un outsider ou fait partie d’une autre bande décidée, elle aussi, à s’assurer coûte que coûte la possession du collier.
— Deux bandes rivales ? fit Bill. C’est logique, somme toute, et nous en revenons toujours au même point : ce collier doit posséder une valeur considérable, pour qu’on se le dispute ainsi…
— Et nous jouons, bien involontairement, les trouble-fête dans tout cet imbroglio, compléta Bob. Pour ma part, je mettrais mon petit doigt au feu que le collier est à l’heure présente dans la poche du petit mendiant dont l’intervention a marqué le début de nos mésaventures.
— D’une façon comme de l’autre, reprit Bill, vous pouvez faire votre deuil du collier de Çiva et de vos trois cent cinquante roupies…
— On ne sait jamais, dit Bob. Le monde est si petit. Cette affaire commence à me passionner. Je suggère que, dès demain, nous prenions l’avion pour Calcutta, afin de rendre visite à Sheela Khan. Peut-être pourra-t-il nous renseigner sur ce mystérieux collier auquel « on » semble attacher tant d’importance…